Patriarche du cigare suisse, Henri (Heinrich) Villiger a consacré plus de trois quarts de siècle à hisser l’entreprise familiale Villiger Söhne AG parmi les maisons les plus influentes au monde. À la fois industriel, négociant et fin connaisseur, il a modelé l’écosystème du cigare en Europe et au-delà, en consolidant la tradition du petit cigare européen, en investissant dans le premium fait main et en tissant des liens solides avec Cuba comme avec les terroirs émergents. Sa trajectoire éclaire un pan entier de l’histoire moderne du cigare, faite d’intuition commerciale, de diplomatie discrète et d’un sens aigu du produit.
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Héritier d’une dynastie du cigare
Issu d’une lignée fondatrice remontant à la fin du XIXe siècle, Henri Villiger grandit dans l’atelier, puis la fabrique, au rythme des presses et des senteurs de tabacs. Né en 1930 dans le canton d’Argovie, il rejoint très tôt l’entreprise familiale. Dans l’après-guerre, il observe la mutation des goûts, la montée des cigarillos « dry-cured » en Europe et l’aura intacte des havanes. En 1954, au moment où une page se tourne au sein de la direction, il reprend résolument le flambeau. Quelques années plus tard, l’équilibre du duo qu’il forme avec son frère cadet assoit la gouvernance familiale et prépare l’expansion internationale.
Entre tradition et modernisation
Dès les années 1960, son style de management se distingue par une double exigence : préserver l’ADN de la marque et moderniser l’outil industriel. L’investissement dans des lignes de production plus performantes, le soin apporté aux mélanges, aux formats et au conditionnement, ainsi qu’une politique d’achats de tabacs rigoureuse, donnent à Villiger une signature reconnaissable. L’objectif n’est pas seulement d’accroître les volumes, mais d’assurer une constance de qualité, condition sine qua non d’une distribution paneuropéenne.
Trois quarts de siècle aux commandes
La longévité d’Henri Villiger à la tête du groupe force l’admiration. Actif aux responsabilités durant environ soixante-quinze ans, il passe de la direction opérationnelle à la présidence du conseil d’administration au fil du temps, sans jamais se détacher du produit ni du marché. Sa feuille de route est limpide : solidifier la base historique des cigarillos, faire émerger un pôle premium crédible et diversifier les assises géographiques afin de mieux amortir les cycles de consommation. Dans les années de ralentissement, il n’hésite pas à penser « hors cadre », à racheter, réorganiser, mutualiser, toujours avec l’idée d’assurer la pérennité de l’entreprise familiale.
Cap sur la qualité et l’export
Cette stratégie produit/ marché se traduit par une montée en gamme progressive aux côtés de la production traditionnelle. L’entreprise aligne des références iconiques de cigarillos, tout en développant des lignes de cigares faits main qui trouveront leur public chez les détaillants spécialisés. De la Suisse à l’Allemagne, de la France aux États-Unis, Villiger s’impose comme un nom familier pour les amateurs comme pour les buralistes, avec une présence régulière sur les salons professionnels où l’on goûte, compare et affine les assortiments.
Un acteur majeur du cigare mondial
Henri Villiger a très tôt compris que l’influence ne se résume pas à produire, mais aussi à organiser la circulation des cigares. Sa vision d’industriel-négociant l’amène à bâtir des ponts entre origines, marchés et cultures du tabac qui, jusque-là, se côtoyaient à distance. Il œuvre tant au service de la diffusion des havanes qu’au développement de terroirs alternatifs, contribuant à une cartographie du cigare plus ouverte.
Accords historiques avec Cuba
À la fin des années 1980, alors que le cigare cubain maintient un prestige intact mais implique une diplomatie commerciale délicate, il participe à la mise en place d’accords exclusifs de distribution sur plusieurs marchés d’Europe centrale et germanique. Ces montages, permis par une excellente connaissance des circuits et des attentes des détaillants, garantissent l’accès régulier aux havanes et stabilisent l’offre pour des consommateurs exigeants. Par ricochet, ils placent Villiger au cœur d’un réseau d’influence où s’échangent informations, tendances et standards de qualité.
Déploiement hors de Cuba et Amériques
Dans le même mouvement, Henri Villiger renforce la présence du groupe sur des origines non cubaines. Des investissements industriels ciblés au Nicaragua ou au Brésil soutiennent la production de puros premium, tandis que de nouvelles gammes, alliant savoir-faire européen et main d’œuvre experte locale, s’installent dans les caves des civettes. L’ouverture d’une filiale nord-américaine et l’introduction de lignes premium sur le marché américain confirment l’ambition transatlantique. En France, où le nom Villiger évoque de longue date le petit cigare, l’élargissement vers des modules faits main consacre le positionnement « du quotidien au connaisseur ».
Un « grand monsieur » respecté
Si l’on évoque souvent l’industriel, ceux qui l’ont côtoyé retiennent aussi un homme de goût. Toujours une vitole à portée de main, il incarne la figure du chef d’entreprise qui ne délègue ni le palais ni l’œil : visites d’usines, dégustations à l’aveugle, échanges nourris avec les maîtres-assembleurs et les exportateurs de feuilles. Sa stature, son élégance sportive et sa parole précise en font un interlocuteur écouté. Les hommages qui ont suivi sa disparition ont salué un bâtisseur, un diplomate du tabac et un passionné, capable d’aligner la rigueur helvétique et la chaleur du monde du cigare.
Un style de gouvernance singulier
Son style mêlait prudence financière, patience industrielle et coups d’accélérateur lorsque la fenêtre de marché s’ouvrait. Peu enclin aux effets d’annonce, il privilégiait les preuves par la qualité et la répétition : un mélange bien tenu, une constance de tirage, une combustion nette, un rapport qualité-prix défendable pour chaque segment. Ce pragmatisme a permis à Villiger de traverser les cycles, de l’âge d’or au creux des années 1990, puis au renouveau du début du XXIe siècle, sans perdre la confiance des détaillants.
Un héritage durable
Le legs d’Henri Villiger se lit sur trois plans. Industriel, d’abord : une entreprise centenaire, parmi les leaders mondiaux en volumes sur les cigarillos et solidement installée sur le premium fait main, avec un outil de production modernisé et des fournisseurs de tabacs fidèles. Commercial, ensuite : un maillage de distribution éprouvé, des partenariats structurants, une crédibilité bâtie sur la régularité et la capacité à livrer le bon produit au bon prix. Culturel, enfin : la transmission d’une certaine idée du cigare, faite de respect du consommateur, de curiosité pour les terroirs et de sens du temps long.
Transmission et continuité
La préparation de la relève, engagée de son vivant, témoigne de sa volonté de continuité. Une gouvernance mêlant membres de la famille et dirigeants expérimentés garantit l’alignement entre vision patrimoniale et exigences contemporaines. Cette architecture conforte la promesse de Villiger : rester une maison de confiance pour les amateurs, qu’ils choisissent un petit cigare du quotidien à Zurich, un robuste fait main à Paris ou une ligne premium de l’autre côté de l’Atlantique.
Conclusion : l’empreinte d’un seigneur du cigare
Par sa constance, ses intuitions et ses alliances, Henri Villiger a façonné une part essentielle de l’économie et de la culture du cigare en Europe. Il a permis à une marque familiale helvétique de dialoguer d’égal à égal avec les grands noms du secteur, tout en contribuant à l’accessibilité et à la diversité de l’offre. Son influence se mesure autant aux boîtes alignées dans les humidors qu’aux relations de confiance tissées avec les planteurs, les torcedores, les détaillants et les fumeurs. Dans un univers où le temps est un ingrédient du goût, il aura laissé l’empreinte durable d’un homme du métier, à la fois bâtisseur et passeur.